Grand couturier, Jacques Doucet est à l’origine de l’une des premières maisons de haute couture française. Son activité et sa renommée lui permettent de constituer une première collection dans le domaine de l’art et de l’archéologie entre 1896 et 1912. Il donne l’intégralité de sa bibliothèque d’histoire de l’art à l’Université de Paris en 1917, devenue bibliothèque d’art et d’archéologie, désormais attachée à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA).
Un intérêt certain pour la littérature
Jacques Doucet est l’un des plus grands mécènes et collectionneurs de son temps. Après avoir constitué sa bibliothèque d’art, il rassemble une bibliothèque littéraire d’exception entre 1916 et 1929., son but était aussi bien de réunir des œuvres achevées et des éditions rares que tout élément qui permette d’en suivre la formation et l’élaboration : manuscrits, épreuves corrigées, correspondance de l’auteur, par exemple. Blaise Cendrars décrit cette collection comme le fruit d’une « relation manuscrite de Jacques Doucet » avec les écrivains dont il s’entoure, aussi divers qu’André Suarès, Pierre Reverdy, Max Jacob, Guillaume Apollinaire, Raymond Radiguet, André Breton, Louis Aragon ou encore Robert Desnos.
L’initiateur de cette nouvelle collection est André Suarès, que Jacques Doucet rencontre chez des amis communs en février 1913. Il instaure avec lui une correspondance régulière moyennant une pension. Il accroit ainsi sa collection par des documents de commande : Jacques Doucet rémunère des auteurs afin qu’ils commentent leurs propres œuvres et la production littéraire de leur temps.
La constitution d’une nouvelle collection
En juillet 1914, André Suarès lui suggère de se constituer une « librairie à la Montaigne ». Il s’y attèle en 1916, priant Suarès de lui indiquer le nom des auteurs qui doivent figurer dans sa bibliothèque « en dehors du quatuor dont elle est déjà formée » (Claudel, Gide, Jammes, Suarès, auxquels il ajoute Valéry). Ainsi, « en remontant à la source pour que la collection ait toute sa valeur spirituelle », la bibliothèque se constitue autour de l'idée de modernité, avec ses précurseurs comme Baudelaire, Nerval, Verlaine, Mallarmé, Rimbaud ou encore Huysmans, Jarry, Saint-Pol Roux, Paul Fort, Pierre Louÿs, Marcel Schwob.
Jacques Doucet entre en contact, par l’intermédiaire de son libraire Camille Bloch, avec les jeunes écrivains de l’Esprit nouveau qu’il pensionne en échange de lettres de réflexion sur les mouvements artistiques et littéraires du moment : Pierre Reverdy, dont il finance la revue Nord Sud, Max Jacob dont il reçoit le manuscrit du Cornet à dés, Blaise Cendrars qui lui propose la Prose du Transsibérien, le manuscrit et les épreuves corrigées de Pâques. Auprès de Guillaume Apollinaire, il acquiert les manuscrits de poèmes d’Alcools, du Bestiaire, du Poète assassiné, un exemplaire de la rare plaquette Case d’Armons, éditée avec des moyens de fortune dans les tranchées, « aux armées de la République ».
La bibliothèque littéraire
En décembre 1920, le mécène rencontre André Breton, qu’il prend immédiatement comme correspondant artistique et littéraire avant de l’engager comme bibliothécaire en titre à l’été suivant. Louis Aragon le rejoint au début de 1922. En 1925, l’amie d’André Suarès, Marie Dormoy, succède à André Breton comme bibliothécaire. Leur rôle est déterminant pour l’orientation de la bibliothèque, installée à côté de chez Jacques Doucet, au 2 rue de Noisiel.
Leur objectif est tout autant de compléter la collection constituée à l’initiative de Suarès, que de l’enrichir de tout ce qui compte dans la création littéraire en train d'advenir. Doucet finance la revue Littérature, commande à Louis Aragon un Projet d’histoire de la littérature contemporaine. Il rencontre leurs amis dadaïstes et les futurs surréalistes, Tristan Tzara, Georges Ribemont-Dessaignes, Francis Picabia, Paul Eluard, Michel Leiris et Robert Desnos, qui sera son dernier conseiller littéraire. Robert Desnos est à l’origine du riche ensemble documentaire sur le surréalisme, constitué de tracts, de catalogues et de revues diverses.
De la bibliothèque privée à la bibliothèque publique
Jacques Doucet souhaite transmettre à la postérité un outil de travail capital pour la connaissance de l’histoire littéraire de son temps. À sa mort en 1929, la bibliothèque est léguée à l’Université de Paris et devient une bibliothèque publique. Elle est aujourd’hui administrée par la Chancellerie des Universités de Paris.
En 1932, la bibliothèque est transférée au 10 place du Panthéon dans une salle de la Réserve de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Marie Dormoy en assure la responsabilité jusqu’en 1956 : elle organise des expositions et poursuit l’enrichissement des collections. On lui doit par exemple l’entrée des fonds Gide et Léautaud.
Un perpétuel enrichissement des collections
Ses successeurs s’inscrivent également dans l’esprit hérité de Jacques Doucet. François Chapon, bibliothécaire à compter de 1956, devient directeur de 1988 à 1994. Les collections voient alors l'entrée des fonds Mallarmé, Reverdy, Breton, Char, Tzara, Leiris, Desnos, Eluard, Péret, Ribemont-Dessaignes, Valéry, Suarès, Mauriac, Malraux, Louise de Vilmorin, Adrienne Monnier, Marcel Arland, Rose Adler, Henri Calet, René Clair, Derain, Marie Laurencin, André Frénaud, Marie Noël, Supervielle, Francis Ponge, Marcel Jouhandeau, Saint-Pol-Roux, Louis Pergaud, Rachilde.
L’extension des locaux au 8 place du Panthéon permet de reconstituer les cabinets d’Henri Mondor, Michel Leiris, Paul Valéry et Henri Bergson avec leurs meubles et des éléments de leur décor familier.
Les collections n'ont donc cessé de s'accroître. Elles s'ouvrent aussi aux archives d'éditeurs et d'artistes du livre. Le fonds Breton connaît un enrichissement important avec les achats réalisés lors de la vente en 2003 des collections du 42 rue Fontaine, complétés de dons d’Aube Elléouët-Breton. Des archives d’écrivains, de philosophes ou de chercheurs entrent dans les fonds : Cioran, Vercors, Ghérasim Luca, Jacques Dupin, Bernard Noël, Paul Bénichou, Jean Delay, Robert Pinget, Jean-François Lyotard, Jean Tortel, Michel Fardoulis-Lagrange, Louis-Paul Guigues, Pierre Oster, Pierre Humbourg, Pierre Klossowski, Claude Simon, Claude Roy, Bernard Vargaftig, Pierre Lartigue, Salah Stetié, puis André Du Bouchet, Roger Munier, Ilse et Pierre Garnier, Jean Echenoz, Marcelin Pleynet - avec les archives de la revue Tel quel -, Alexandre Vialatte.
Une nouvelle administration
À l’automne 2022, éclate ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Doucet » : des disparitions constatées en interne conduisent à un dépôt de plainte de la part de la tutelle de la bibliothèque. Un drame personnel suit la publication d’un article de presse à charge. La bibliothèque fait alors l’objet d’une fermeture administrative de près d’un an, et d’une administration provisoire, assurée par l’IGESR (Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche) jusqu’au 30 avril 2024. L’équipe, entièrement renouvelée, se livre à un récolement complet des collections. Depuis septembre 2023, la bibliothèque a rouvert.
Son projet scientifique et culturel est en cours de redéfinition et les nouvelles acquisitions reprennent : des épreuves corrigées du Poète assassiné, de Guillaume Apollinaire, des correspondances du philosophe Henri Bergson ont été achetées ; le typographe, écrivain et éditeur hongrois Paul Nagy a donné ses archives, et d’autres fonds poursuivent leur enrichissement comme ceux de Bernard Noël, André Breton ou Max Jacob.
Accéder au menu des collections
François Chapon, Mystères et splendeurs de Jacques Doucet. Paris : Jean-Claude Lattès, 1984.
André Suarès et Jacques Doucet, Le Condottiere et le magicien : correspondance choisie, établie et préfacée par François Chapon. Paris : Julliard, 1994.
François Chapon, Jacques Doucet ou l'art du mécénat : 1853-1929. Paris : Perrin, 1996.
François Chapon, C'était Jacques Doucet. Paris : Fayard, 2006.
La Bibliothèque littéraire Jacques Doucet : archives de la modernité. Actes du Colloque tenue en Sorbonne les 5,6 et 7 février 2004. Textes réunis et présentés par Michel Collot, Yves Peyré et Maryse Vassevière. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle - Les Éditions des Cendres, 2007.
Édouard Graham. Les écrivains de Jacques Doucet. Paris : Éditions des Cendres, 2011.