Transcription du projet de lettre à Aragon
Paris, le 22.12.46
Cher Aragon,
j’ai
lu votre étude parue dans le numéro d’Europe. Comme vous me l’aviez
annoncé et que vous m’aviez dit m’y engueuler d’importance je
m’attendais à trouver un travail intéressant et je me disposais à vous
répondre longuement, si besoin en était. Hélas ! Peur et mépris des
masses, dépaysement, chichine, aventuriers de l’esprit et d’une autre
sorte, la Tour du Pin et Cie, tout cela n’est pas sérieux.
Franchement
comment avez-vous pu penser me faire rentrer en moi-même avec ces
his-toires qui n’ont qu’un rapport lointain avec celui que je suis… et
vous le savez bien… Nom de Dieu, Aragon, quand on veut aider quelqu’un
en même temps qu’éclairer le public et le mettre en garde – ce qui est
une des tâches que vous vous assignez – il faut pour agir effica-cement
moins de fièvre, moins de jeu et de coquetterie, plus de rigueur et de
respect d’autrui.
Vous ne comprenez donc pas qu’à procéder comme vous
le faites-vous nous donnez à voir le contraste – qui me paraît à moi
tragique parce que j’ai de l’affection pour vous malgré l’offense que
vous venez de me faire si gratuitement – entre la conscience que vous
prenez de n’être rien de plus mais rien de moins que la voix de la
logique objective de l’histoire, tout individualisme surmonté et
l’extrême d’une subjectivité ardente jusqu’au délire que l’humeur du
moment, l’espoir déçu, la colère altère constamment et au point de vous
don-ner – dans l’espèce par exemple – toutes les apparences de la
mauvaise foi.
C’est déplorable… Et je préfère ne pas me laisser aller
à vous écrire des choses sévères et qui seraient plus pertinentes, je
le crois, que vos jugements me concernant.
Je préfère me souvenir de
l’accueil que vous avez fait aux Rois Mages, de l’affection que vous
m’avez témoignée Elsa et vous et qui subsiste encore, je le sens bien, à
travers votre déraison.
Mais vraiment votre propos actuel est inadmissible.