Commissariat scientifique : Sophie Lesiewicz
Pierre Bettencourt, l’« homme papillon »
Le papillon fut mon premier maître à peindre, un peintre devenu peinture et qui s'empressait de l'exposer en tous lieux. Exhibition dangereuse, on tuait le maître, on ne retenait que son œuvre. Mon premier maître à penser.
L'amour, la liberté, ses deux thèmes. Le premier imprimeur de surcroît, tirant sa polychromie à d'infinis exemplaires, toujours en avance sur la censure de la mort, émettant son papier-papillon sans souci de sa réserve-soleil, inépuisable[1].
Tout est dit ou presque dans la désignation par Pierre Bettencourt (1917-2006) de son animal totem : l’homme de lettres, du livre et de l’art, qui a publié, et parfois illustré, poèmes, fables, essais, pastiches à partir de 1940, inventant une typographie expressive de 1940 à 1961 et en 1954 une étrange peinture-sculpture. Et le farouche individualiste, qui ne sera d’aucun mouvement littéraire ou artistique, vivant au désert.
Il nous laisse une œuvre originale, pour le moins. Innervée par une tension entre inquiétude métaphysique « de Dieu, de cette « présence encombrante qui ne se peut nier [2] »» et « liberté de croire, de respecter et transgresser la morale, liberté des conflits intérieurs [3]». Inquiétée par l’angoisse du rapport homme-femme qui secrète un érotisme noir et violent que Pieyre de Mandiargues interprétait comme « un mépris de la chair, qui rejoindrait l’ascétisme au moins, sinon le puritanisme.[4]»
Un troisième trait donne à son œuvre littéraire son extrême particularité oxymorique de « facétie sérieuse [5]», l’« immuable adolescence qui le décale du monde pressé contemporain mais lui confère une permanence [6]».
[2] Michel Dubos, « Un nouveau fabuliste », Pierre Bettencourt, Les Désordres de la mémoire, Bibliothèque municipale de Rouen, 1998, p.39.
[3] Michel Dubos, ibid., p.41.
[4] André Pieyre de Mandiargues, « Les Hauts-Reliefs de Pierre Bettencourt », Pierre Bettencourt, exposition du Centre d'art contemporain au château de Tanlay, Yonne : Centre d'art contemporain et Château de Tanlay, 1991, p. 63.
[5]Yves Peyré, « Imprimer son souffle », L’Ire des vents, n°9/10, 1984, Châteauroux : Y. Peyré ; Paris : Distique, p.174.
[6] Michel Dubos, op. cit., p.41.
Poète, plasticien, mais aussi archiviste
de sa propre vie, une tierce œuvre, à part entière, reste à découvrir, celle
des 112 volumes des Désordres de la mémoire, qui sont entrés à la BLJD en
2016 et dont une sélection sera numérisée pour une consultation sur place dans les années à venir.
I Les Désordres de Pierre Bettencourt
Sait-on que P. Bettencourt – ami et parfois éditeur d’Henri Michaux – est l’un des dix plus importants poètes actuels ? Son monde verbal, halluciné, fait écho d’un désaccord profond avec le réel, d’un divorce d’une sensibilité d’écorché d’avec les « normes » de la pensée et des idéologies.[1]
P. Bettencourt nous a laissé une œuvre insolente quand elle n’est pas sacrilège, toute entière bâtie sur un univers de désordres moraux.
[1]BTC 33 (73), S.n., « Du plein au délié », in Arts, [1964], coupure de presse
1 - Poète-éditeur-typographe
A - L’Auteur
Pierre Bettencourt publie 103 ouvrages de 1940 à 1997. Il s’agit principalement de :
· fables et contes cruels (Histoires à prendre ou à laisser, 1942 ; Fables fraîches pour lire à jeun, 1943 ; La Femme de Ségou, 1944 ; Midi à 14 heures, 1945 ; Voilà pourquoi votre fille est muette, 1945 ; Non, vous ne m’aurez pas vivant, 1947 ; Ni queue ni tête, 1948 ; La vie est sans pitié, 1948 ; Histoires comme il faut, 1949 ; Le Coup au cœur, 1950 ; Les Plaisirs du Roi, 1953 ; Mille morts, 1960 ; etc.).
· essais (Abattages clandestins, 1943 ; La Bête à bon dieu, Dialogue à bâtons rompus sur le luxe et sur l'homme, 1944 ; Lettres aux Parisiens, 1944-1946 ; Le Règne arrive, 1945 ; Le Bal des ardents, 1953 ; D’Homme à homme, 1957 ; Ecrit dans le vide, 1957 ; La Terre de feu, 1957 ; etc.),
· pastiches (Conversation avec Dieu, 1948 ; Œuvres de Terentianus Maurus, 1951 ; Le Dialogue interrompu, 1973),
Moindrement de :
· poèmes (Deux sans trois, 1940 ; Ni oui ni non, 1942 ; Mon dernier mot, 1943 ; Amour que me veux-tu ?, 1950 ; L’Océan de mémoire, 1967 ; etc.)
· récits de voyage (Lettre de Madagascar, 1949, Voyage chez les Big Nambas, 1997)
et d’un roman :
· L’intouchable, 1953 : "Vous savez que le dernier livre que vous m’avez donné est considérablement beau, et dense, et tout ? Que c’est un des plus beaux livres d’amour que j’ai lus ? Et que c’est un grand deuil de le voir aussi peu répandu ?" [1]
Certains titres empruntent à plusieurs genres à la fois, comme Fragments d’os pour un squelette, 1949 (Poèmes, fables, courts récits, pensées)
Mais surtout, de nombreux titres déjà cités sont simultanément des pastiches (Histoires à prendre ou à laisser, 1942 ; Abattages clandestins, 1943 ; Midi à 14 heures, 1945, ; Amour que me veux-tu ?, 1950 ; D’Homme à homme, 1957 ; etc.)
La tonalité d’ensemble est métaphysique
ou philosophique, jouant beaucoup de l’absurde, souvent cruelle et/ou érotique.
On l’a décrit comme un « homme libre entre Dieu et Eros[1] » et
l’on peut en effet placer son œuvre littéraire sous le signe de
« l’écartèlement » comme P. Bettencourt l’a fait lui-même de son
œuvre plastique.
[1] Michel Dubos, op. cit., p.41
D’un côté donc l’inquiétude de Dieu :
Les titres des œuvres parlent d'eux-mêmes : Le Règne arrive, Conversation avec Dieu, Ni peur ni espoir, Cruci-fictions. Les rubriques sont plus évidentes encore dans Voilà pourquoi votre fille est muette : Deus bifrons, Le Zéro de Dieu, Dans le Règne arrive : Psychanalyse de Dieu, Jésus-Christ fils unique, La Foi qui sauve, L’Infini égale Trois. Dans Conversation avec Dieu : La Maculée conception, Le créateur de la mort, Ton Dieu est ton démon. […] Bettencourt lit les mystiques, Maître Eckart, Lao-Tseu. Dieu est à chaque fois au détour du labyrinthe.[2]
De l’autre Eros, nous dit Michel Dubos, mais aussi Thanatos, ajouterons-nous, car la gamme de P. Bettencourt est large, de l’érotisme fantasque et juvénile à la luxure sacrificielle : dans des ouvrages comme Les Plaisirs du Roi, comme dans sa peinture « au sadisme s’associe la composante profanatrice, une fois de plus apparaît le lien du sacrilège religieux et de l’érotisme dans la tradition occidentale. [3]». Impossible réconciliation de ce que l’auteur appelle « la tête et les jambes ».
[3] Françoise Choay, « La critique de la peinture… », Pierre Bettencourt, op. cit., p 51-57
L’œuvre de Bettencourt est aussi l’étrange équation - un écartèlement une fois encore ?- entre une éducation catholique et rigoriste, des valeurs familiales et la « liberté de pensée », qui est sans doute la plus grande soif de l’auteur.
Je commence à prendre le large vers ma propre existence. Ni la politique ni la vie catholique des autres ne me donne de souci, je me sens libre, je veux pouvoir penser tout ce qui me passe par la tête, et aller de par le monde à ma fantaisie.[1]
Car il n’y a pas chez l’auteur de sédition ni rupture de ban par rapport à son milieu et à son éducation mais une lutte par l’irrévérence, le sarcasme, la profanation et le sacrilège. La question religieuse parcourt ainsi toute son œuvre sous la forme d’une critique, d’un règlement de compte sans discontinu, de Conversation avec Dieu, à sa lettre au Pape relue par Paulhan en passant par son interprétation en Hauts-Reliefs de la Cène. Reste à découvrir, à chaque titre, si l’auteur a décidé de pencher du côté du canular ou de Sade…
Et c’est justement cet entre-deux entre adhésion et sédition qui fait le style de P. Bettencourt.
Celui-ci a été finement saisi, en 1942, par André Berge, ami psychanalyste du jeune homme, à propos d’Histoires à prendre et à laisser :
C’est donc qu’il y a un style P. Bettencourt ceci est un incontestable éloge. C’est un curieux style, très personnel, capable de devenir un peu fatiguant à la longue mais amusant, farci de petites trouvailles avec un côté gentiment fumiste : l’auteur se fiche de vous, de lui-même, des usages et des institutions ; et en même temps, il vous donne le sentiment que tout de même au fond, il aime et –j’allais dire – il respecte assez tout cela (c’est-à-dire vous, lui-même, les usages et les institutions). L’on pourrait se demander s’il veut avoir l’air de respecter les choses dont il se fiche ou s’il veut avoir l’air de se ficher des choses qu’il respecte : un petit peu les deux à la fois, suis-je tenté de croire ?[2]
Ou pour le dire autrement :
« Bettencourt appréhende le monde par sa formation classique et catholique
dont il s’attache à s’affranchir avec le style et la morale qui l’ont formé.[3] »
[2] BTC 6(31-33), André Berge, l.a.s.
[3] M. Dubos, op. cit.
Cette recherche de liberté lui a fait user et abuser du « travestissement pseudonyme[1]» : « cultiver l’anonymat, qui ne permet pas de capitaliser sur un nom le bénéfice d’une œuvre, et vous amène à repartir chaque fois d’un pied léger comme si c’était votre premier livre[2]». Se voulant délibérément insaisissable, (« Gardez-vous donc de me découvrir, de me mettre à une place bien définitive »[3]), il s’est tenu loin de Paris et de ses coteries littéraires :
De P. Bettencourt, on ne sait rien : de temps en temps, du fond de ses campagnes, arrive, soliloque d’une avant-garde détachée de tout, le témoignage de sa présence particulière : manifestation pure de tout souci de mode ou d’opportunité… Une vie vraiment « sans repères, en dehors de toute société, de toutes concurrence ; dans un temps qui n’est pas celui du monde et comme dans un îlot.[4]
Pierre Bettencourt est donc resté un auteur et éditeur confidentiel mais point maudit puisqu’il jouit de la reconnaissance de ses pairs, notamment de ceux qu’il désigne comme ses « vrais parents [5]», Paulhan et Michaux.
il y a de l’orgueil à s’éditer soi-même[1]
une des plus originales aventures éditoriales de notre époque, totalement marginale et indépendante[2].
Simultanément, et jusqu’en 1961, il
devient aussi le mystérieux éditeur-imprimeur de
« Saint-Maurice-d’Etelan », dont la production confidentielle est
distillée par des libraires d’initiés, Adrienne Monnier ou Pierre Berès ou le
courtier en livre Jean Bélias.
Pierre Bettencourt s’est fait auteur et éditeur
dans un même geste, en 1940, à 23 ans.
[3] Dans l’ordre chronologique : Henri Michaux, Marcel Béalu, André Fayol, Apollinaire, Jean Ferry, Antonin Artaud, Jean Paulhan, André Gide, Malcolm de Chazal, Francis Ponge, Jean Dubuffet, André Martel, Marcel Jouhandeau, William Saroyan, Bernard Collin, Monique Apple.
[4] Voir Claire Tiévant, « Bibliographie », Pierre Bettencourt, exposition du Centre d'art contemporain au château de Tanlay, op. cit., pp. 161-197 et Maurice Imbert, Nomenclature des livres et plaquettes publiées ou éditées par Pierre Bettencourt, Pierre Bettencourt et Maurice Imbert, 2004, 38 p.
[5] Il a par ailleurs publié 44 titres chez d’autres éditeurs.
M. Pierre Bettencourt possède, dans un cagibi secret, une imprimerie clandestine, où il édite lui-même des choses défendues. […] édite maintenant des horreurs qu’il compose lui-même.[1]
Une troisième composante s’ajoute rapidement, la fabrication du livre. Il achète en effet une presse en 1941, sur laquelle il apprendra seul la typographie, et devient imprimeur dès le troisième ouvrage, en 1942. « Pour Pierre Bettencourt la pratique du verbe et celle de la typographie étaient liées.[2]» Ce serait en effet ne pas comprendre cet auteur que de dissocier l’idée de la facture.