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Habent Sua(s)Res Libelli

Suares

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Crédits : BLJD

Commissariat scientifique et conception:

Sophie Lesiewicz

Suares


André Suarès, Haï-Kaï d'Occident, 1928, exemplaire de Jacques Doucet relié par Rose Adler en 1931


De 1914 à 1939, Suarès publie plus d’une vingtaine de livres illustrés et d’artistes. A ces livres advenus, s’ajoutent plusieurs projets inachevés qui constituent par une édition à titre posthume ou auraient constitué un important addendum à l’histoire du livre de création du XXe siècle, à commencer par tous ceux que Vollard a laissé dans les limbes.

En quoi André Suarès, officiant de l’Idée qui nous laisse une œuvre à forte teneur conceptuelle, peut-il bien s’inscrire dans l’histoire du livre d’artistes alors naissant, compagnonnage de poète et d’artiste et hommage à la matérialité de l’objet spirituel ? Nous le devons à son complexe d’Hélène chez Archimède, d’un côté son aspiration à la Vie, à l’Art, à la sensibilité, de l’autre sa facilité à L’Intelligence, à l’Esprit, à l’abstraction pure. C’est ce combat intérieur qui constitue le ferment si particulier de son œuvre.


Suarès, esthète en quête perpétuelle de beauté, est aussi, assez naturellement, un Caërdal en édition et recherche la publication soignée, voire illustrée de ses œuvres, à tirage limité, avant d'accepter une parution courante. Faut-il y voir la marque d’un auteur bibliophile ? L’auteur était versé en reliure qui ordonnançait l’habillage haute couture de ses manuscrits et éditions originales acquis par son mécène Jacques Doucet. A l’heure où Claudel moquait « le Livre de Luxe » est promu à « la dignité de bibelot » par des éditeurs « pareils à d’adroits couturiers »: « les livres, un instant, menacés, ont trouvé aujourd’hui un sûr asile, non seulement contre la pourriture et le vers, mais même contre leur plus subtil ennemi, le lecteur. » (Philosophie du livre, 1928) , Suarès convoquait David ou Legrain.

Mais ce serait de beaucoup réduire l’envergure du rapport au livre de Suarès. La tension féconde du complexe suarésien d’« Hélène chez Archimède » le parcourt. D’un coté, le livre est affirmé comme un objet immatériel et intellectuel avant tout :


Le livre est de l'espace spirituel: il se fait temps entre les mains de celui qui lit. Il n'est point d'œuvre humaine plus délivrée du lien spatial et de la matière.

Architecture de l'esprit, le livre est une sorte de solide idéal, qui a volume et surface, mais qui laisse oublier deux de ses trois dimensions : il approche l'objet de si près, il paraît s'y introduire si directement qu'il le réduit à son épure: en dépit du poids, la solidité s'évanouit: le volume s'efface devant la page qu'il détermine; et la page devant la ligne: ce mot royal et simple exprime l'essence du livre, où tout finit, en effet, par être linéaire. (« Art du livre », 1928)

 

Mais parallèlement, comme Claudel qui parlait de « physiologie » du livre, Suarès lui autorise l’incarnation : « En principe, le noir, le blanc et le rouge sont les seules couleurs typographiques. On imprime en noir sur du blanc : c'est la chair et les os. Le rouge est le sang. » (« Gloire et destin du livre », 1931)

 

L’ensemble offre un panorama particulièrement représentatif de la première moitié du XXe siècle : livre de graveur (Jean-Gabriel Daragnès), livre d’illustrateur (Démétrios Galanis, Hermine David), livre de décorateur ( Jacques Beltrand), livre de peintre (Maurice Denis, Rouault, Picasso), livre (typo)graphique (Louis Jou), livre(auto)graphique (Atlas, Haï-Kaï d’Occident) ainsi même qu’un livre (photo)graphique (l’inattendu Marseille avec Germaine Krull).

[Suarès], Art du livre, Louis Jou, 1928


André Suarès, reproduction d'une photographie non datée du fonds Suarès de la BLJD


Livres d'illustrateurs

Le Livre de l'émeraude, André Suarès, 25 eaux-fortes originales d'Auguste Brouet, Devambez, 1927


Le Livre de l'émeraude, André Suarès, 25 eaux-fortes originales d'Auguste Brouet, Devambez, 1927


Bouclier du zodiaque, André Suarès ; bois gravés par Démétrios Galanis, Nouvelle revue française, 1920


Bouclier du zodiaque, André Suarès ; bois gravés par Démétrios Galanis, Nouvelle revue française, 1920


Bouclier du zodiaque, André Suarès ; bois gravés par Démétrios Galanis, Nouvelle revue française, 1920


Cressida, André Suarès ; gravures sur cuivre par Hermine David, Émile-Paul frères, 1926


Cressida, André Suarès ; gravures sur cuivre par Hermine David, Émile-Paul frères, 1926


Livres de graveurs

Suarès publie trois livres illustrés par Jean-Gabriel Daragnès. Graveur, imprimeur, éditeur, ce dernier est architecte du livre : comme Louis Jou ou François-Louis Schmied. A partir de 1918, il est édité chez l'imprimeur-graveur Léon Pichon, puis chez Crès avant de créer, en 1920, avec Pierre Mac Orlan et Pierre Falké, les éditions de la Banderole, tout en gardant chez Emile-Paul, l’un des principaux éditeurs de livres de luxe, la fonction de directeur artistique. Il est donc intervenu d'une manière ou d'une autre sur plusieurs centaines d'éditions.

C’est toujours autour de l’évocation de Paris que Suarès et le graveur sont amenés à collaborer.


Cité, nef de Paris, Bibliophiles du Palais, 1933:

Le texte a été commandé à Suarès par l'association des Bibliophiles du Palais. Quand l'édition courante paraît en juin 1934, Henri de Régnier se montre très admiratif comme Paul Loewel, dans L'Ordre : « M. André Suarès est en somme un aquafortiste […] aussi à l'aise pour marier certains blancs délicats à des noirs légers que pour rendre sur la planche les ombres souterraines. » Vingt autres critiques, toutes favorables, s'ajoutent à ces louanges sans que Suarès semble s’y intéresser, tout en reconnaissant que Cité est de nature à retenir l'attention d'un large public...

Cité, nef de Paris, André Suarès, burins et lithographies de Jean-Gabriel Daragnès, Les Bibliophiles du palais, 1933


Livres de décorateur

« Trouver cette décoration sans servitude du texte, sans exacte correspondance de sujet avec l’écriture ; mais plutôt une broderie d’arabesques sur les pages, un accompagnement de lignes expressives » (Maurice Denis, « Définition du néo-traditionnisme », août 1890). Le graveur Jacques Beltrand, qui est l’interprète de prédilection de Maurice Denis épouse tout à fait cette assertion dans les livres qu’il illustre ou édite.


Rosalinde sur l'eau, Imprimerie nationale, 1960:

Dans Rosalinde, Beltrand grave ses propres compositions : « Peintre, dessinateur et graveur s'interprétant lui-même, il a su exprimer ses dessins « à la manière de crayon » et traduire, en les gravant sur bois, ses belles aquarelles, évocatrices des quais de la Seine et des paysages marins profondément sentis. » (André Dunoyer de Segonzac, in Rosalinde, 1960).


La correspondance de Suarès avec Beltrand témoigne de la maîtrise de l’auteur sur le dispositif et d’un livre concerté sinon de dialogue, « Nous aurons toute sorte de parti à prendre pour trouver l'harmonie nécessaire, donner le poids & la couleur à la planche, au texte, s'il est trop noir ou trop profond. » mais aussi de son admiration pour l’artiste : « la gravure est la sœur puînée de l'intelligence poétique. […] J'admire comme vous avez saisi le sens du livre & son économie spirituelle. » (lettre à Beltrand, 3 février 1948)

Rosalinde sur l'eau, André Suarès, bois gravés de Jacques Beltrand, Imprimerie nationale, 1960



Rosalinde sur l'eau, André Suarès, bois gravés de Jacques Beltrand, Imprimerie nationale, 1960


Rosalinde sur l'eau, André Suarès, bois gravés de Jacques Beltrand, Imprimerie nationale, 1960

Livre photographique

Marseille, Éditions d'Histoire et d'Art, 1935:

Germaine Krull, influencée par le photographe László Moholy-Nagy, fréquente les surréalistes. Son approche « objective » de la photographie, sa fascination pour la machine et son « détournement poétique et graphique », l'architecture métallique et le monde industriel, ainsi que la modernité de ses sujets lui valent le surnom de « Walkyrie de la pellicule ». Ce livre dévoile ce que les collaborations avec Rouault ou Picasso confirmeront : les textes de Suarès se prêtent remarquablement à un rapport texte/image fondé sur la collision, sans doute de par la sève polémiste de l’auteur…

Marseille , André Suarès, photographies par Germaine Krull, Éditions d'Histoire et d'Art, 1935



Marseille , André Suarès, photographies par Germaine Krull, Éditions d'Histoire et d'Art, 1935


Marseille , André Suarès, photographies par Germaine Krull, Éditions d'Histoire et d'Art, 1935

Livres (typo)graphiques

Suarès historien du livre et de l’écrit

Suarès s’avère un subtil historien du livre et de l’écrit. Tandis que le reste de son œuvre critique refuse tout caractère scientifique et technique, ses textes sur le livre témoignent d’un plaisir manifeste à évoquer la fabrication du livre dans ses aspects les plus concrets.

 

A l’heure où Suarès commence à publier ses premiers livres, la machine pantographique (1884) a permis l'existence des composeuses-fondeuses mécaniques. La Linotype permet de fondre des lignes de texte d'un seul bloc, la Monotype des lignes de texte en caractères séparés. La différence avec le plomb mobile intervient surtout au niveau des espaces : interlettre, intermot. Le typographe ne peut plus les modifier au moyen de fines lamelles de plomb, il y a uniformisation. Le XXe siècle devient ainsi, pour les formes du livre, temps d'un contraste aigu entre une production de masse standardisée rationalisée, et les recherches singulières et originales qui distinguent la minorité des livres qui ne sont pas comme tous les autres.


Temples grecs, maisons des dieux, André Suarès, 14 eaux-fortes originales par Pierre Matossy, A. Dantan, 1937

Architecture :

Temples grecs, maisons des dieux, André Suarès, 14 eaux-fortes originales par Pierre Matossy, A. Dantan, 1937


Dans ce contexte, le discours de Suarès s’inscrit dans un certain classicisme, à commencer par le rattachement de la typographie aux beaux-arts par le topos de l’architecture.

« Architecture de l’esprit, le livre est une sorte de solide idéal, qui a volume et surface» (« Art du livre»). Il s’agit là d’une analogie convenue. Le passage du livre comme édifice typographique au temple est en revanche plus originale et propre à Suarès : « Un beau livre, ce temple de l’individu », « Tantôt sobre, sévère, dorique et nu ; tantôt d'une grâce plus apparente, plus ornée et ionique, ce livre est toujours un temple.» (« Art du livre» ).


Temples grecs, maisons des dieux donne corps à cette analogie. Ce poème est aussi bâti sur de fréquentes comparaisons entre l’univers architectural et l’univers poétique. Eloge du poète comme architecte, il révèle dans l’imaginaire de Suarès une équivalence entre l’homme du livre « Le sage et magnifique imprimeur à la vieille mode […] architecte, il est aussi le maçon, le tailleur de pierre, le couvreur et même le gâcheur de mortier » ("Gloire et destin du livre ") et l’homme de lettres.



Mécanisme versus humanisme

Suarès se fait d’autre part, à de nombreuses reprises, contempteur de la mécanique.

 

L’horreur des livres modernes tient précisément à tout ce que le caractère imprimé a d’uniforme, d’impassible, d’immuable, bref de mécanique. » ("Louis Jou, un architecte du livre, 1925")

A l’œil, ils [livres de notre siècle] n’offrent aucun régal, leurs lignes se succèdent, vite, comme l’a fait la machine, et le lecteur les suit, avec précipitation, impatient d’arriver au dénouement du sujet. ("Art du livre")

 

Mais cette outrance est contrebalancée par un jugement plus subtil :

 

C'est ici le point : le livre d'art est le vrai livre. On peut faire d'assez bons livres, en apparence : à la linotype, et par les moyens mécaniques. On l'a tenté, ça et là ; on y a même un peu réussi en Angleterre, ai-je dit. Mais la beauté d'ailleurs médiocre, d'un tel livre n'est qu'un faux-semblant. Tout ce qui est purement mécanique est étranger à l'art. L'automate ou l'ouvrage en série peut être extraordinaire et prodigieux : il ne peut être beau. L'âme est absente. ("Gloire et destin du livre")

 

Son discours ne s’en tient pas à une déploration esthétique de bibliophile mais envisage le phénomène dans une dimension sociale qui témoigne d’une connaissance de la chaîne graphique. A la machine, il oppose l’ouvrier, à l’ingénieur, l’artisan :

 

Le Prince, Machiavel, préface d’André Suarès, bois gravés de Louis Jou, Jou et Bosviel, 1921


D’abord, il manque l'ouvrier qui fera la belle typographie, et ensuite celui qui fera la belle Impression (puisque notre siècle tend à « spécialiser »). Les ouvriers sont, dès leur apprentissage, familiarisés avec la machine à composer, cette invention si belle et qui compose si mal ; ces ouvriers donc ne sont plus soucieux d'avoir la satisfaction du travail bien fait, ils n'ont qu’un désir : aller vite, et leur attention n'est plus à leur ouvrage, elle est à l 'horloge. Le gout du travail, l’amour du métier, tout cela disparaît avec la machine. J'ai pu réunir autour de moi quelques fervents du beau livre - il en existe encore heureusement, restés fidèles aux vieilles traditions et qui aiment non pas la machine, mais l’ouvrier ; leurs éloges ne vont qu'à l'artisan, et non aux ingénieurs. Ceux-là, je les remercie. Ils me témoignent une confiance qui m'est très précieuse, je tiens à la conserver. Jusqu'ici, j’ai imprimé divers livres, avec le premier caractère que j’ai créé. ("Art du livre")

 

Par ce détour, le livre peut être réaffirmé avec force comme instrument humaniste : « Tout dans le livre marque la personne et l'individuel. […] Le livre aura toujours des fidèles, les derniers hommes qui ne seront pas faits en série par la machine sociale. II est possible que le livre soit le dernier refuge de l'homme libre. » (Art du livre)

Le Prince, Machiavel, préface d’André Suarès, bois gravés de Louis Jou, Jou et Bosviel, 1921


Analogie avec la langue

Musiciens, André Suarès, bois gravés de Louis Jou, Louis Jou, 1931


S’il y a analogie entre l’homme du livre et l’homme de lettres, on observe aussi une équivalence entre langue et forme imprimée : tandis que la langue est menacée par les journalistes,

 

L'artiste est le souverain de la langue : contre elle et contre lui, les anarchistes font un détestable complot. La pire des anarchies est celle des journalistes : elle ne va pas moins contre l'ordre que contre la beauté de la langue. Ils forgent des mots, faute de savoir les leurs. [. .. ] Mieux valait parler peuple que parler grammaire. Mais le peuple, désormais, parle comme le journal, c'est qu'il apprend à parler à l'école. Partout, à tous les étages, l'école est la mort du style. ( Idées et visions)

 

L’imprimé l’est par le journal.

 

Rien n'est plus hideux qu’un journal ("Art du livre")

A mesure que le journal et l'édition mécanique prennent plus de place, le besoin du beau livre se fait plus impérieux et mieux sentir ("Gloire et destin du livre")

 

Le style comme le livre sont pareillement menacés par la déhumanisation du jargon et de l’industrialisation.

 

Le jargon abstrait ; il est partout ; il supplée aux formes vivantes. Le grand style fait vivre jusqu’au bois mort de l'entendement : il ressuscite les idées dans leur herbier. Le jargon momifie jusqu'aux passions de l'âme, jusqu'aux traits les plus mobiles du visage vivant. Ils inventent des mots, parce que la vie leur manque. […] Ils ne connaissent que la richesse brutale, qui se compte lettre à lettre ; mais le trésor intérieur, la plénitude du sens et le roman admirable le poème de chaque mot, cette fortune séculaire leur échappe. (ldées et Visions).

Tout est fragment ; tout se divise. Chaque élément se croit seul en cause. […] L'automate ou l'ouvrage en série peut être extraordinaire et prodigieux : il ne peut être beau. L'âme est absente. ("Gloire et destin du livre")

Hybridité texte/image

Musiciens, André Suarès, bois gravés de Louis Jou, Louis Jou, 1931


Les pages les plus belles sont celles où Suarès tente de percer l’alchimie organique du livre :

 

Les bois gravés des beaux incunables désespèrent les graveurs : ils sont de l'écriture figurée et la plus ravissante des écritures : ils sont la fleur de la lettre, ils ne s'en distinguent pas. Inclus à la page, ils jaillissent du caractère comme des arbres parfaits.

Il reste entendu que la typographie est, en principe, une gravure sur bois et la lettre un bois taillé par un artiste. Cette règle organique a été méconnue de très bonne heure. (Louis Jou, un architecte du livre)

 

Le livre comme un tout et l’imprimeur humaniste («En cet âge d'or, l'imprimeur et l'éditeur ne se séparent pas: le même homme est graveur, correcteur de textes, mécanicien et philologue. Ce savant est un artiste ; cet artiste est un savant », Gloire et destin du livre) est vivant :

 

De là, ce flottement léger, cette rigueur un peu capricieuse, ce style d'art qui est celui de l’individu.

On sent que l'imprimeur n'est pas esclave de son métier et du produit qu’il fabrique. II est toujours dans la recherche. Cette subtile incertitude est celle de toute œuvre d'art, comme de la vie. L'œuvre n'est pas fixée une fois pour toutes, comme l'objet qui résulte d'une technique scientifique.

 

De l’autre le livre industriel par la division des taches, n’est qu’une juxtaposition texte /image sans âme :


Chaque élément se croit seul en cause. […] Les graveurs n'ont aucune idée de la typie ; ils affectent même d'y être étrangers.[...] Chacun veut exceller dans son métier, sans prendre garde à l'ensemble. Le livre n'est plus un objet d'art : l'esprit de l'imprimeur artiste s'est retiré de ce désordre.

« Typie »