André Suarès multiplie presque autant les pseudonymes (M. de Seipse, Caërdal, le Condottiere; Yves Scantrel, Bangor, Prospero) que les cordes de sa lyre : poète, essayiste et moraliste, portraitiste, critique littéraire et d’art, musicologue, polémiste et dramaturge.
J’ai fait de tout, de la mathématique à la philosophie, de la médecine à la musique. Et j’ai tout tourné en poème. Personne de mon temps n’a eu l’esprit moins tourné à la spécialité ou à la doctrine. Il s’en suit que j’ai fait contre moi l’union de tous les spécialistes. (Lettre à Stefan Zweig, 1923)
On citera :
*pour le poète : Airs (1900), Le Livre de l'émeraude (1902), Bouclier du zodiaque (1907), Lais et sônes (1909), Amour (1917), Sous le pont de la lune (1925), Haï Kaï d'Occident (1926), Soleil de jade (1928), Poème du temps qui meurt (1929), Le Crépuscule sur la mer (1933), Rêves de l'ombre (1937)
*pour l’essayiste et moraliste : Images de la grandeur (190)1, Voici l'homme (1906), Variables (1928)
*pour le portraitiste et critique littéraire et d’art : Tolstoï (1899), Wagner (1899), Sur la vie (1909-19012), Essais (1913), Portraits (1914), Xénies (1923), Présences (1925), Portraits sans modèles (1935), Valeurs (1936). D’aucuns considèrent qu’il s’agit là de son apport majeur à la littérature française.
*pour le portraitiste de villes et de pays : Voyage du Condottière (1910, 1932), Marsiho 1931, Cité, nef de Paris (1933), Temples grecs, maisons des dieux (1937)
*pour le musicologue : Musique et poésie (1928), Musiciens (1931)
*pour le polémiste : Commentaires sur la guerre des Boches (1915-1916), Cirque (1931), Vues sur l'Europe (1936)
*pour le dramaturge : Les Pèlerins d'Emmaüs (1893), La Tragédie d'Elektre et Oreste (1905), Cressida (1913), Les Bourdons sont en fleur (1917), Polyxène (1925)
André Suarès peut aussi porter le tout à fusion dans des ouvrages hybrides et touffus (Idées et Visions, Remarques) que Paul Claudel qualifie de « grande mer sauvage, entrechoquée, que n’éclaire aucun phare ».
Plusieurs parlent de
« génie » (Romain Rolland, Francis de Miomandre). Il suscite
même une véritable ferveur chez ses admirateurs qu’il s’agisse de ses pairs ou
de la critique universitaire ultérieure (Gabriel Bounoure, Michel Drouin, Yves-Alain
Favre, Robert Parienté)
Une page de vous est une profonde émotion, une joie exubérante [ ... ]. Il y a dans vos ouvrages une atmosphère de liberté d'esprit, de courage intellectuel, d'indépendance morale que nous n'avons pas connue depuis Nietzsche ... Comme vous payez cher cette supériorité. On la paie toujours par l'isolement, mais le vôtre, après trente ans de travail, me paraît le plus injuste de notre époque [ ... ]. Croyez que je suis de ceux qui vous proclament en eux-mêmes comme un des maîtres les plus sûrs de la pensée et de la vie. (Stefan Zweig, lettre à Suarès, 12 VIII 1923)
Mais deux facteurs d’importance auront raison de sa postérité institutionnelle : d’abord son irréductible refus de se conformer aux règles ou compromissions de la vie littéraire :
L'Académie a choisi un écrivain vers qui elle n'a pas été guidée par la rumeur publique, car son nom n'est pas de ceux qui sont jetés aux quatre vents de la publicité. André Suarès ne fait partie d'aucun groupe ; il n'appartient pas à la république des camarades qui existe en littérature, comme ailleurs ; on ne le rencontre pas dans les bureaux de rédaction, ni dans les salons où se fabriquent les réputations. Pour nous faire de lui quelque idée, c'est dans ses livres qu'il nous faut chercher. (René Doumic, secrétaire perpétuel, remise du Grand Prix de littérature)
Ensuite la guerre, quand bien même Jean
Paulhan, patron de la NRF, lui écrivait le 3 juin 1939 à propos de ses
anti-hitlériennes Vues sur l'Europe « Vous
êtes l'honneur de la France (il faut bien dire ces grands mots) et le nôtre ».
Cependant, avoir raison avec André Suarès n’est pas toujours chose facile, sa personnalité étant clivante pour le moins…
« On ne se tait pas faute d'avoir à
dire, mais d'avoir à qui le dire » (Suarès, Lord Spleen en Cornouailles, Idées et Visions, 1893-1923, Œuvres, I, Robert Laffont, 2002).
La fidélité à soi-même est la vertu du
mépris et Suarès en incarne superbement l’envers et l’avers : « Il n'y a
pas de porte qui pourra se vanter que j'y frappe; je ne me rendrai pas aux
sommations de la facilité. Je juge le succès à l'argent qui le mesure. Et mon
mépris est fondé là-dessus » (Essais,
NRF, 1913)
Une légende bientôt l’entoure, qu’il n’est pas sans entretenir :
Vous n'avez pas cherché la notoriété, et même, semble-t-il, vous n’avez pas voulu d’elle mais elle est venue sans vous avoir consulté. » (Lettre de Bergson, 1er octobre 1935, L 'Art et la Vie, Rougerie, 1987),
Suarès fut le solitaire absolu […] C’est la solitude qu’André Suarès a choisie comme retraite et comme sauvegarde. […] Il est là chez lui, en exil, mais souverain. La bassesse ni la médiocrité n’y trouvent place. Et plus avide passion de la grandeur ne peut qu’être satisfaite par son immensité silencieuse. » (Francis de Miomandre, Claudel et Suarès, éd. de la Libre esthétique, 1907)
Gabriel Bounoure parle « amertume démesurée », de « rancune insatiable » qui altèrent évidemment la noblesse de l’exil intérieur affiché.
Cette posture n’est pas sans se parer de
qualités chevaleresques. Suarès dont les avatars sont le Condottiere ou le Paraclet
(celui qui est appelé au secours), aspirant à la grandeur et à la force, est
« le dernier héros littéraire », « le dernier à faire de
l'exercice de la littérature un héroïsme ; ni un métier, ni un moyen de
subsistance, encore moins le ressort d'un statut social. » (François
Chapon, Préface, André Suarès le
condottiere, Actes Sud, 1988). Lutter, toujours lutter, ce mot revient sans
cesse sous sa plume.
Et de fait, il y a une remarquable
droiture. Ses Vues sur l'Europe constituent
une mise en garde courageuse que Grasset juge dangereuse pour la paix, fait
mettre au pilon en 1936 et que la France libre réimprime à Alger en 1943. Recherché
par la Gestapo, Suarès doit fuir en zone libre et ses carnets intimes témoignent
de l’irréductibilité de ses convictions que le sort exalte.
Cependant, la dimension chevaleresque
pour ne pas dire messianique qu’il donne à sa vie comme à son œuvre, « en
passion », confine au dolorisme.
Car si Suarès se choisit le prénom
d’André (viril, en grec), c’est pour abandonner celui de Félix (heureux). Nous
rencontrons ainsi une difficile contradiction qui le desservira entre
aspiration à la grandeur et exhibition de ses « ciselures d’âme »
pour reprendre le titre du portrait de Suarès, ensanglanté, réalisé par un
jeune artiste contemporain, Anthony Perrot. Cette œuvre donne le ton : avec
Suarès, on est dans la tourmente, le tragique et l’outrance, on va à la
rencontre d’une sentinelle qui ne vous brossera pas dans le sens du poil, mais
dont les alertes sont plus que jamais d’actualité et que la jeune garde avisée
voit la pertinence d’interroger.
Antoine Compagnon inscrit, sans s’y
attarder, Suarès dans une filière pascalienne des antimodernes avec Renan et
Mauriac.
Non pas tous les champions du statuquo, les conservateurs
et réactionnaires de tout poil, non pas tous les atrabilaires et les déçus de
leur temps, les immobilistes et les ultracistes, […] mais les modernes en
délicatesse avec les Temps modernes, le modernisme ou la modernité, ou les
modernes qui le furent à contrecœur, modernes déchirés ou encore modernes intempestifs.
[…] Les véritables antimodernes sont aussi, en même temps, des modernes, encore
et toujours des modernes, ou des modernes malgré eux. Baudelaire en est le
prototype, sa modernité — il inventa la notion — étant inséparable de sa
résistance au « monde moderne », comme devait le qualifier un autre
antimoderne, Péguy […] Les antimodernes […] ne seraient autres que les
modernes, les vrais modernes, non dupes du moderne, déniaisés. (Les
antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2016)
Suarès nous semble en effet un archétype
d’antimoderne et nous y voyons un autre des obstacles à sa juste
reconnaissance.
Une sentinelle à la vue perçante sur le plan politique
Il est d’abord une sentinelle à la vue
(trop) perçante sur le plan politique :
Si l'homme tourne décidément à l'automate, s'il lui
arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d'un écran, ce
termite finira par ne plus lire. Toutes sortes de machines y suppléeront : il
se laissera manier l'esprit par un système de visions parlantes ; la couleur,
le rythme, le relief, mille moyens de remplacer l'effort et l'attention morte,
de combler le vide ou la paresse de la recherche de l'imagination particulière
: tout y sera, moins l'esprit. Cette loi est celle du troupeau. (« Art du
livre », 1928, Œuvres, t. II,
Robert Laffont, 2002)
Et parfois un visionnaire…. « Nous
allons à un monde où la solitude même du cœur sera publique. » (« Gloire
et destin du livre », 1931, Œuvres,
t. II)
Suarès inaugure ainsi le XXe siècle avec La Nuit des atomes, sorte de conte
fantastique où une apocalypse atomique réduit en cendres une ville et ses
habitants
Comme l’observe François Chapon, le
miroir tendu par cette Cassandre, « analyse destructive » de notre
civilisation, n’offre ni espoir ni solutions.
Acuité littéraire
Son acuité est aussi littéraire. En 1911, il est le premier écrivain français à consacrer un important essai à Dostoïevski.
En même temps, Jacques Doucet, célèbre couturier de la Belle Époque, suit la
recommandation d'Édouard Latil, qui lui a décrit Suarès comme un homme de génie
dans le besoin. Jacques Doucet se déclare prêt à verser 350 francs par mois en
échange de lettres où l'écrivain aborderait tous les sujets relatifs à l'art et
aux artistes. En juillet 1914, Suarès propose à Doucet de se constituer une
« librairie à la Montaigne », posant le premier jalon de l’actuelle
institution publique, la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
En 1916, le plan qu’il en dresse constitue une sorte de généalogie de la modernité. Cette filiation va de Chateaubriand, de Stendhal, de Baudelaire, de Flaubert à la génération postsymboliste, sans oublier - signe de son originalité - les cas singuliers, les chapelles, les organes collectifs d'expression.
Si Aragon s'en arrogera l'initiative, elle appartient à Suarès, cinq ans plus tôt. L’écrivain ne se contente pas de dresser des listes. Il s’applique à peindre de brefs portraits critiques des auteurs retenus et à fixer la place de chacun dans une perspective littéraire globale.
Alceste nihiliste
Selon Antoine Compagnon, les antimodernes s’apparentent aux victimes de l’histoire et par là entretiennent une relation particulière avec la mort, la mélancolie et le dandysme. « Le désespoir est notre condition naturelle » affirme en effet Suarès (Trois hommes, 1919), mû par ce que Francis de Miomandre précise être « un désespoir vital ».
Suarès
quitte le grand courant prophétique optimiste de Victor Hugo pour approfondir
le côté obscur, nihiliste de la vie. (Frederick Busi, L'esthétique d'André
Suarès, Cultura, 1969). Images de la
grandeur est peuplé de héros dont la grandeur est fondée sur le désespoir, Voici l'homme, avec une violence
extrême, passe en revue les contradictions de la condition humaine et de la
nature, conduisant immanquablement au triomphe de la solitude et de la
mort : « Suarès est plein d'éclairs et de tonnerre; ses sarcasmes ont
le déchirement de la foudre qui tombe. » (François Porché, « Un
défenseur », Le Temps, 13
juillet 1936.)
Dandysme ? :
«Le solitaire, qui épouse la solitude, est le seul excentrique, le seul dandy suprême. » (Louise de Vilmorin, La lettre dans un taxi, 1958).
Suarès n’a jamais été envisagé comme un dandy mais certains éléments ne sont pas sans l’en rapprocher. « II n'est pas jusqu'à l'aspect physique et vestimentaire de l'acteur qui ne marque la différence. Rien ne manque à cette singularité hypertrophiée » (Chapon, André Suarès le condottiere).
Cette « figure sombre et brûlée de passion, animée
de cette vie intense et particulière que crée, dans la solitude, la hantise des
hautes spéculations et de la tristesse. » (Miomandre, Claudel et Suarès) a des allures de don Quichotte et n’est pas
sans « ciseler son image hautaine » (Robert Parienté, Préface, Œuvres, Robert Laffont). Il réclame des
lunettes « à la Gongora » à Louis Jou, joue aux boules, dans le midi,
ganté et le visage à demi voilé, laisse ses cheveux noirs retomber sur ses
épaules ou accompagne son écriture « d'artifices de graphisme, d'un
cérémonial de tour d'ivoire » (Chapon, André
Suarès le condottiere) qui agacent des Léautaud et ennuie des Paulhan. Extravagant,
écrit Robert Parienté, son caractère paraissait trop pathétique et trop
excessif pour que les intellectuels fussent enclins à prendre son message au
sérieux.
Si Suarès possède plusieurs des attributs
de l’antimoderne, on ne peut cependant pas lui appliquer la conclusion
suivante :
Nous tendons à voir les antimodernes comme plus
modernes que les modernes et que les avant-gardes historiques : en quelque
sorte ultramodernes, ils ont maintenant l’air plus contemporains et proches de
nous parce qu’ils étaient plus désabusés. Notre curiosité pour eux s’est accrue
avec notre suspicion postmoderne à l’égard du moderne. (A. Compagnon)
Il faut donc aller plus avant dans son
œuvre pour résoudre l’équation suarésienne.
Il convient d’abord de relever qu’une
part considérable de son œuvre, celle qui relève de la critique, va à
contre-courant de l’acception de ce terme au XXe siècle. Sa conception
revendiquée d’une critique outrageusement subjective lui confère une forme inédite
d’exaltation du moi à travers les autres, mais prend à rebrousse-poil l’esprit
positiviste du temps.
Critique littéraire
Spécialiste des portraits littéraires, Suarès
crée une œuvre originale à propos d'une autre œuvre : l'écrivain s'affirme
créateur par le commentaire du héros contemplé ». Mais il apparaît clairement
en filigrane de ses héros, qu’il s’agisse de Baudelaire, « prince de la
solitude. […] Étant le plus intérieur, il est le plus solitaire des poètes.
Seul comme un moine, seul comme un damné, seul comme un prince. » (Sur la vie, t. III, Emile-Paul, 1912) ou
de Pascal : « Ce profil de grand juge et de grand moine […] Ce héros
n'ira plus à la bataille : mais rien n’a pu sans doute entamer son énergie
ni la citadelle où il se retranche. Tant de passion ! tant de
dédain ! » (Puissances de
Pascal, Emile-Paul, 1923)
De son propre aveu d’ailleurs : «
Que je les aime, écrit-il en 1935 à propos de Portraits sans modèles, ces grands de l'âme que j'ai choisis entre
tous. D'où vient ce goût pour eux? C'est que je les trouve en moi ou que je me
cherche en eux », ou à propos de Variables :
« J'y suis visible sous quelques-unes de mes trente-six faces » (Lettre à
Jacques Doucet, 2-3 juin 1926)
Critique d’art
En art, il ne peut pas y avoir de critique objective. Les œuvres d’art naissent, d’abord, du sentiment (Remarques, XII, NRF, 1918)
Assurément, le critique n’est pas un miroir inerte. Il a sa courbe comme tout miroir ; et il donne fatalement aux objets le reflet de son esprit. (Xénies, Emile Paul, 1923)
La critique de Suarès est influencée par
Saint Simon. Elle s’approche de la tradition critique impressionniste d’Anatole
France et de Rémy de Gourmont et s’oppose à la critique morale et faussement
scientiste de Brunetière. Pour lui, « Sainte-Beuve et Renan ont été
les plus vrais critiques. » (Xénies)
Cette critique est surtout à appréhender comme expérience métaphysique. L’objet principal de ses observations est de tirer de chaque œuvre la substance essentielle qui peut être ajoutée à sa propre connaissance de soi. Pour lui, la démarche de l’art est une démarche vers la conquête de l’âme, vers l’exaltation du soi. Elle donne à voir avec acuité le complexe suarésien d’Hélène chez Archimède qui donne tension et complexité à ses textes.
D’un côté, Suarès y combat avec véhémence
toute forme d’érudition, qu’il a pourtant de solide :
Nous avons, l’un et l’autre, le
goût le plus sévère et la même règle : tout pour l’art et rien pour
l’érudition. (Lettre à Louis Jou, 19 décembre 1924)
Réfractaire à la théorie, il ne propose
par ailleurs aucun « système esthétique » tandis que sa
« critique » est totalement anhistorique. Elle considère au contraire
la peinture en sa continuité comme une série de régénérescences dont seul le
regard neuf serait ·la caractéristique commune. Le courant pictural y
reprendrait alors son élan, revenant de l'académisme au réel, de la sclérose à
la création originale ; le cycle toujours recommençant.
A l’analyse rationnelle, il préfère Hélène ou l’abandon à la sensibilité, « l’effusion où s’épanche sa jouissance esthétique et morale : une osmose, presque, entre l’émotion et son objet » (Chapon). Sans toutefois s’y abandonner car il reste le parti-pris, les jugements de valeur, nourri par l’aspiration à la grandeur (Christian Liger, « André Suarès et les peintres », Cahiers du sud, 1966) qui en font un conquérant de l'art plus qu’un pèlerin de la beauté.
Cette aspiration à la grandeur nous amène
à la question de son style. Entre esthétique Grand siècle et recherche
innovante de discontinuité et de réduction aphoristique, il traduit plus que
jamais le combat intérieur qui a convulsé toute l’œuvre de Suarès, entre Vie et
Intelligence, Art et Esprit.
D’un côté, la langue de Suarès est empreinte
d'une esthétique de la grandeur. Dans un « style des passions », il cultive la rhétorique
du XVIIe siècle, en particulier des mémorialistes (Pauline Bernon-Bruley, « Aspects
du style de Suarès critique, Un «fil de gemmes rompu »? », La Couronne littéraire d’André Suarès,
Garnier, 2018). Son écriture est marquée par le modèle de l'ancienne oralité,
oratoire ou conversationnelle : phrasé solennel ou dramatisé, ton
péremptoire, « surassertion » (il faut, doit ... ne saurait ..., en
vérité, jamais) caractérisée comme « lyrique » par ses contemporains.
Cet ethos de grandeur, par une intensité
continue, a pu constituer une menace pour la variété ou la souplesse de son
expression.
On observe aussi la recherche d’une extrême densité qu’illustrent Voici l'homme ou Variables : « C'est un ouvrage qu'il faut prendre à petites gorgées : j'espère qu'une liqueur si dense, même si elle brûle parfois le palais, sera nourrissante ou tonique à l'insomnie. » (Lettre de Suarès à Jacques Doucet, 2-3 juin 1926) Pour reprendre les termes de Chapon, cette tension peut confiner à un piétinement volontaire harassant pour le lecteur.
Symboliste par ses admirations, par ses
aspirations les plus hautes, il y a donc un pas que Suarès n’a jamais franchi au
niveau du langage, qui ne rompt ni ne brise totalement la tradition de
l'université bourgeoise (C. Liger, « Le symbolisme ambigu d’André Suarès »,
Revue des lettres modernes, 1973).
Cependant, Suarès explore aussi la
discontinuité, grande affaire de la modernité : Dans un texte qui
accompagne les manuscrits de Valeurs II
et du Paraclet, Suarès dévoile les
secrets de sa méthode :
Souvent, je le sais, on s'étonne que j'aie pu passer,
sans aucun lien, de sujet en sujet, de vues en vues, d'idée en idée : on
suppose une unité qu'on ne trouve pas, […] Je porte tout le discontinu
essentiel que je trouve dans les êtres, dans les choses et les espèces de la
vie même. Cette pensée est si nouvelle qu'il y a seulement un tiers de siècle,
on n'aurait pas pu le concevoir sans ridicule.
Tout ce qui est de la vie, à mes yeux, est absolu en
soi : c'est ce qui fait que je puis passer d'une chose vivante à une autre,
fût-ce à une infinité d’autres, sans chercher à en faire l'unité impossible.
Je rêve d'un style qui perce en volant, qui coupe les
vaines amarres du lien tendu, de la transition et du rigoureux enchainement (Paraclet)
Mais c’est quand il écrit sur Shakespeare
qu’il parle le mieux de la « rupture du lien logique, ce libre élan loin
du concept et de sa détermination fatale » :
L'ellipse y déconcerte l'habitude mentale ; elle n'a
pourtant rien de contraire à la raison; elle ne déroute que les piétons moutonniers
et timides, qui n'ont pas la force des hardis voyages. L'indécis, le flottant,
le rêve qui va et vient sur un rythme, ces chemins ne sont pas tracés pour le
vulgaire; mais ils ne sont pas moins sûrs, ils mènent bien plus haut et bien
plus loin que les autres. (Sur la vie)
Dans des ouvrages comme Variables, les réflexions s'éparpillent
en tous sens, tel « un fil de gemmes rompu » (texte inédit de 1941), transformant
le lecteur en acteur de la création au prix d’une attention soutenue, sans le
moindre relâchement. Ce « fil de gemmes rompu » métaphorise, en lien avec
l'intuition, l'ouverture de la liberté, le style de la concision et de
l'ellipse et finalement un élan vital qui n’est pas sans rappeler le
« break shakespearien » de Claudel.
Suarès conjoint ainsi la monumentalité et
l'élan frémissant de « l'énergie intérieure» (Temples grecs, maisons des dieux) dans un équilibre parfois menacé
entre intensité, hauteur, noblesse et mobilité et grâce de la pensée.
Il est assez facile de superposer la figure
d’Archimède à celle de Suarès, qui s'intéressait de près aux mathématiques (théorie
de la jonction exponentielle de Méray, pi, la thermodynamique) ainsi qu’à la
métaphysique.
Or, comme l’explique Arsène
Chassang (« Lyrisme du Condottiere » in Rosalinde sur l'eau, Imprimerie nationale, 1960), Suarès se méfiait
de l'intelligence, lui qui avait une intelligence si étendue, au point de se
venger de cet excès d'intelligence en donnant en chaque occasion la première
place au cœur, à l'émotion le pas sur l'analyse et à l'intuition la primauté
sur l'investigation rationnelle ; on pourrait prétendre en trouver la preuve
dans ses sarcasmes sur le « triste génie de ce qu'on appelle la
science ».
Christian Liger (« André Suarès et
les peintres ») fait le même constat : l’intelligence ne représente
pas dans le vocabulaire suarésien une quelconque vertu. L’écrivain et elle
furent liés pendant soixante ans d’une passion qui trouva son comble dans Hélène chez Archimède. Elle est dans
l'œuvre même de Suarès ce soleil qui fait les splendeurs et l'aigu, l'implacable,
l'admirable, mais aussi qui y dessèche et y stérilise. Les pages sur Léonard de
Vinci vont être une projection des rapports de Suarès et de son œuvre, avec
l’Intelligence : « L'enchanteur s'est pris au miroir des idées. J'irai
contre le culte de la proportion en ce qu'il prétend substituer l’intelligence
à la vie, dès qu'elle ne se borne plus à soumettre l'instinct à l'intelligence. »
(Voyage du Condottiere, « Vers
Venise »)
La Vie est dès lors la clef du système
critique de Suarès, symbolisée par Hélène. Mais celle-ci est en butte non
seulement au penseur mais aussi au moraliste.
Comme le notait Francis de Miomandre,
On n’a point l’habitude de voir vivre ensemble, sous le toit de la même
tête, un observateur d’âmes et un poète lyrique. […] Et du reste, les deux
hommes ne se séparent point : le moraliste, le connaisseur d’âme assure
une base solide aux élans lyriques, tandis que celui-ci infuse aux axiomes du
moraliste la fièvre d’un sang brûlant, l’ardeur de la vie.
Conception et textes : Sophie Lesiewicz
Numérisation des documents : Bibliothèque littéraire Jacques Doucet