On débutera par ce qui est tangible et évident, la matérialité des Désordres.
Puisqu’il faut baptiser cet objet hybride, disons qu’il s’agit de spicilèges:
« recueil de
documents variés » : actes, pièces, choix de morceaux, de pensées,
d’observations, et dans un contexte moins savant, un cahier personnel illustré
de photos.
Le terme vient de spicilegium « action de glaner ».
Outre que le spicilège recouvre assez bien notre objet, il rime avec sacrilège, ce qui est parfait pour évoquer Pierre Bettencourt.
Les Désordres recouvrent 112 spicilèges, portant en page de titre la mention « Désordre de la mémoire », ou, marginalement, « Désordre de la Mère Moi ».
Ces 112 volumes sont strictement du même format, un in-16 de 11,5X17,5 cm., façonnés par l’auteur.
La couverture, à quelques exceptions près, est toujours façonnée dans une invitation à l’exposition des Hauts-Reliefs de la Galerie Gervis.
Les Désordres consistent donc en une centaine
de volumes noirs, avec sur le plat supérieur, ce qui semble être une de
ses « Petites idoles portatives » de 1975, soit une tête décollée sur
un plateau d’argent. C'est le vertige qu'inspire cette légion de
têtes coupées étrangement souriantes sur plusieurs étagères.
Cruelle,
énigmatique et dérangeante, l’entrée en matière de chaque volume est à la
hauteur de ce que l’on peut attendre de l’auteur.
L’exposition ayant eu lieu en 1978, ceci permet de poser un terminus a quo au façonnage des Désordres.
Parfois, la tête énigmatique le cède à une couverture faite de désuètes gravures licencieuses ou, plus inquiétant, de planches anatomiques.
Le volume est presque toujours protégé par une paire ou deux de liettes, constituées de ruban noirs mais surtout, plus original, de lacets de chaussure.
Le dos revêt une pièce de titre, qui correspond à une sorte de table des matières plus ou moins exhaustive, ainsi que plusieurs gommettes circulaires, rouges, bleues, blanches, ou jaunes, qui sont parfois numérotées, nous y reviendrons.
Le volume va comprendre des lettres, dessins, coupures de presse, photographies, pages de ses livres, journal de son père, carnet de sa mère et autres fascicules plus ou moins importants.
Les documents sont collés par un angle,
reliés, glissés, insérées dans un grand coin de carton, encartées à l’aide de 4
coins. Les carnets ou des ensembles reliés par l’auteur sont inclus dans le
corps du volume grâce à de petits emboîtages internes en carton légers.
Il n’y a pas de trombones, de coins
métalliques, de scotch ou presque. Comme si P. Bettencourt connaissait les
règles de conservation pérenne. C’est un objet d’artisan du livre.
Ces pièces exigent beaucoup de
manipulations méticuleuses : saisir une lettre par l’angle opposé à celui
qui est délicatement collé, pour en lire le verso, ou l’extraire de l’enveloppe
qui seule a été fixée, soulever un document pour en lire le commentaire inscrit
autour, etc.
Dessins→
Commentaire:
Ces documents hétérogènes tiennent
ensemble, physiquement comme intellectuellement, par le commentaire de
l’auteur.
Tandis que les documents, chairs plus ou moins solidement arrimées au
volume, semblent papillonner en tous sens, le squelette est constitué par le
corps, cousu, de l’ouvrage, où se file un texte manuscrit au stylo noir, conçu
pour être lisible, dans un mélange aéré de cursives déliées par des lettres
d’imprimerie.
Un souvenir de son passé d’imprimeur ? Encore une fois le volume semble osciller entre objet archivistique et objet-livre.
Chaque volume est épais, le squelette
étoffé par 100 à deux cents pièces, le tout relié très serré, ce qui rend
l’ouverture difficultueuse.
On l’aura compris, un spicilège ne se feuillette pas. Vouloir entrer dans les Désordres se mérite. Il requiert vos deux mains, une table et de la délicatesse. Il requiert aussi de la concentration car, on s’en doute, ce caractère composite et dense n’est que le reflet du désordre cérébral annoncé.
80 sont numérotés, au niveau de la page de titre. La série court de 1 à 84, mais capricieusement, avec des volumes portant le même numéro (3 vol n°6 ; 3 vol. n°21 ; deux vol. 7, 21, 23, 25, 46, 60, par ex) tandis que d’autres chiffres ne sont pas représentés (9, 10, 14, 17, 20, 37, 38, 48, 49, 50, 53, 54, 63, 65, 75, 77).
La numérotation est en chiffre romain ou arabe alternativement et de manière non significative.
Il y a souvent une numérotation double ou parallèle, et parfaitement intermittente sur les pastilles du dos, qui permet, mais pas toujours, de distinguer les cas de doublons ou triplons.
Une autre numérotation parallèle peut s’inviter sur la page de titre, elle aussi intermittente : le volume 6* est aussi (page suivante) « Vie et mort de ma mère volume III », le volume 43, « Vie et mort de ma mère Tome 8 ».
A partir de 1987, il n’y a plus de numérotation mais une succession chronologique de 10 volumes, nous y reviendrons.
A ceci s’ajoutent des volumes thématiques, sortes de hors-séries échappant à la numération.
Y a-t-il un ordre au sein même des volumes ?
Les 80 volumes numérotés fonctionnement
en tresse temporelle, le passé des ancêtres, celui de l’auteur et de sa famille
s’enchevêtrant les uns les autres et dans ce que l’on sent confusément comme le
présent de la constitution du volume.
Seul le volume 6 déroge à cette organisation, mais l’auteur s’en explique et semble presque le regretter :
6 (176) : « Tous ces documents que Janine me remit en 1981 […] ont rapport à mes premières publications. J’ai trouvé plus juste de les ranger dans l’ordre chronologique, échappant ainsi pour ce tome-ci, retrouvé 30 ans après, au désordre de la mémoire. C’est une prise de sang sur ma vie d’alors, conservée comme dans un herbier. »
A partir de 1987, une construction chronologique un peu plus sage (car il y a bien sûr des entorses !) s’instaure : deux volumes sont consacrés à 1987, 3 à 1988, 5 à la période 1990-1994.
Les volumes thématiques :
* 6 sont consacrés à des personnes : sa mère, Monique Apple, Paulhan, les membres de sa famille au sens large dans un Album de photographies, Louis-René des Forêts et Jean de Bagneux. [Ces deux derniers font l’objet chacun d’un recueil spécifique mais les volumes ont été intégrés à la numérotation générale, respectivement 6 et 11.]
* 6 volumes numérotés s’intitulent « Florilège du centenaire de la naissance de ma mère » : [numérotés 1 à 6] cette série débute en 1983 (1883-1983)
* 5 volumes concernent ses voyages : 1930 Italie ; 1932 Valencienne couplé avec 1965 Italie ; croisière en Grèce 1961 ; itinéraire des voyages 1937-1965 ; et pèlerinage à Jérusalem « L’Abîme caché » en 1988.
* Enfin, 4 volumes illustrent les Hauts-Reliefs.
Ces volumes sont pensés comme un tout, en
témoignent les renvois fréquents organisés de l’un à l’autre volume.
Dans deux volumes, on peut trouver les sous-titres suivants : « Agenda du temps perdu » et « Mélancolie des jours qui passent ».
Le temps et ses désordres, va-et-vient, ellipse et courts circuits constituent bien le sujet principal des spicilèges.
Ils sont ainsi régulièrement ponctués
d’un « 30 ans plus tard », « 10 ans plus tard », etc.
Ceux-ci permettent soit le passage brutal à autre sujet, soit l’établissement d’un parallèle, généralement entre deux personnes.
Ces courts circuits transposent les collages photographiques
surréalistes auxquels se livre parfois celui qu'il faudrait appeler le
désordonnateur.
On retrouve souvent des listes des ouvrages imprimés, des hauts-reliefs, des expositions, des voyages, avec la mention de l’âge de l’auteur au moment de la réalisation ou même des sortes de cv lacunaires, le tout témoignant d’un perpétuel regard rétrospectif de l’auteur sur sa vie.
Il se pèse et se soupèse et en fait
autant de sa famille dans laquelle il ne cesse de s’ancrer : aux
fréquentes petites listes des décès familiaux s’ajoutent plusieurs arbres
généalogiques.
Les spicilèges ont été réalisés au fil du temps, au moins de 1978 à 1994.
Mais ils ont parfois été repris, donnant à voir dans le commentaire plusieurs couches de temps, un second regard rétrospectif sur le premier, matérialisé, dans les notes qui se superposent par une encre rouge.
Ceci nous amène, enfin, à la voix intérieure des Désordres, à ce commentaire à l’encre noire qui fait parler les archives.
Il peut se faire très bref et très rare de pages en pages, s’en tenant à des indications factuelles, légendant les documents.
L’auteur se dévoile un peu plus à travers
le dispositif d’accompagnement des lettres. Beaucoup sont précédées d’une
présentation mais surtout de la transcription d’un ou de plusieurs passages
jugés saillants par P. Bettencourt
Il y a aussi, mais elles sont beaucoup
plus rares, de véritables pages d’écriture autobiographique. Au-delà de
deux-trois pages, l’auteur préfère glisser des feuillets dactylographiées dans
le carnet.
Parfois aussi, l’auteur reprend son stylo
rouge pour juxtaposer données factuelles et commentaires, incisifs.
Que
donnerait l’extraction de celles des notes autobiographiques qui sont
suffisamment autonomes pour voler de leur propres ailes?
Il nous semble que le filet aux papillons resterait assez vide. Les Désordres comme les Hauts-reliefs et avant les pages de typographie expressives, sont d’un matériau aussi composite que solidaire.
Ce qui permet à l’auteur de ne se livrer directement et explicitement que très peu.
C’est donc une œuvre autobiographique par l’oblique, en creux, et assez cruelle puisque ce sont les amis, la famille que l’auteur livre pour se laisser deviner.
Ceci nous amène à cette délicate question : cette œuvre attend elle un lecteur ? La retenue des propos de Bettencourt, les indications qui accompagnent les documents peuvent le laisser croire ou du moins ne pas l’exclure. Mais de quel lecteur s’agit-il ? La pudeur de Pierre Bettencourt, la nature des confidences me laissent à penser que ces volumes attendent d’abord les enfants de l’auteur dont photos, dessins et lettres de leur prime jeunesse viennent régulièrement égayer la tonalité assez sombre de l’ensemble.
C’est une affaire de famille, la transmission d’un passé. Car P. Bettencourt s’est fait à part égale archiviste de sa vie et de sa famille Roguin-Chalendar-Bettencourt. Quelques volumes sont presque entièrement constitués de leur écrits et photographies et des faire-parts et coupures de presse les concernant tandis que tous les Désordres en recueillent au moins quelques pièces.
Et nous dans tout cela, les
non-Bettencourt ?
Tout amateur des opuscules ou des peintures-sculptures de l’auteur ne pourra qu’être fasciné, il y retrouve tous les ingrédients, de l’humour à la balance entre Eros et Thanatos. D’autant que les désordres jouent avec le lecteur un peu averti, le sollicite sans cesse : les commentaires esquissent les liens entre les documents mais c’est à lui que revient de reconstituer l’Osyris que Bettencourt s’est ingénié à disperser.
Les désordres se composent bien sûr de la
revue de presse de son œuvre écrite et plastique ainsi que des lettres reçues
d’écrivains et d’artistes, offrant ainsi un témoignage précieux sur la
réception de son travail.
Qu’on ne s’attende en revanche pas à trouver de témoignage de la part de l’auteur sur son geste créatif, qu’il s’agisse des motivations, contextes ou procédés.
Le commentateur préfère l’expression indirecte.
Mais, on l’aura compris, les Désordres ont été conçus comme un dédale dont il n’y aurait pas grand sens à prélever une brique ici et là.
Comment donc accommoder ces deux
potentiels destinataires ?
Avec du temps, pour trier et retrancher ce qui vraiment ne nous regarde pas, et de l’argent pour numériser le reste, ce qui veut donc dire du temps encore. Mais n’est-ce pas justement le propos des Désordres ?
Tentons à présent une petite dissection des papillonnants Désordres, afin de retirer quelques fils rouges innervant cette longue tresse du temps.
Il y a d’abord le ressassement des trois morts qui ne passent pas, celle de sa mère (en 1924), de son frère Jean (en 1933) et du père (en 1946) et des inconsolables règlements de compte de l’auteur, avec les autres protagonistes disparus et avec lui-même. Un filet de bile noire qui éclaire une des parts obscures de son œuvre écrite et plastique et qui donne la tonalité d’ensemble.
« On changeait de lune cette nuit-là. Je m’étais couché avec ma mère, je me réveillai avec ma mère ! Tu avais dix ans quand je t’ai quitté, me dit-elle. Je suis contente de te revoir. Comme tu as grandi ! Oh maman, lui dis-je, comme vous êtes belle ! Vous ne devriez pas rester ainsi avec moi. Ce n’est pas prudent. Qu’est-ce que ça fait, dit elle, je suis morte, ce n’est plus la même chose. Oh maman, lui dis-je, vous aussi ! vous aimez donc ça ? Mais mon chéri, dit-elle, d’où sors-tu ? Et j’y rentrai. J’y rentrai si bien qu’elle m’emporta dans son ventre »[1].
[1] P. Bettencourt, Midi à 14h, op. cit.
Il faut commencer par la
figure de la mère, omniprésente ne serait-ce qu’à travers les 6 volumes du
"Centenaire de l’anniversaire de la naissance de ma mère", le volume thématique
« Vie de ma mère », et les titres parallèles de certains volumes,
« Vie et mort de ma mère ».
Tout ceci ne manquera pas d'intéresser les spécialistes de son œuvre écrite, où plusieurs fois il fit de celle-ci sa maîtresse.
une période de découragement et de déception qu'avait provoquée l'éclosion sans lendemain d'un amour mal mené. J'étais devenu ainsi deux fois l'intouchable, dans mon coeur et dans mon corps[1].
Poursuivons dans l’ordre chronologique avec celle qui a inspiré les pages de l’Intouchable. On n’en saura guère plus de cette histoire sinon des noms de personnes et de lieux et surtout des images, des photographies qui sont, surprenamment, presqu’aussi belles que le texte. Mais il y a une présence régulière et diffuse de cette femme au même titre que les membres de la famille de l’auteur à laquelle il semble l’avoir rattachée.
[1] P. Bettencourt, « Préface », Hauts-Reliefs de Pierre Bettencourt, 1971, op. cit., p. 33.
Il y a enfin l’épouse-alter ego, écrivain et plasticienne à qui P. Bettencourt écrit :
« je commence à croire que mes œuvres sont de l’eau de rose à côté des tiennes [1]».
Roger Munier parle d’un « goût, pour ne pas dire une ivresse de l’écart[1] »,
Claude-Louis Combet d’une « veine aussi lumineuse qu’obscure…[2] »,
son éditeur d’une « hâte à affronter Dieu ou le néant, la vie, la mort et leurs envers, à se transformer en flamme brûlante. »,
Maurice Druon écrit : « Votre petit volume a une forme de stèles. Il en a aussi la densité et l’incisive gravure. Mais quand donc cesserez-vous de régler des comptes ?[4] »
Les deux ne peuvent-ils aussi épouser ensemble cette critique de l'éditeur de Monique Apple ?:
Ceux d’entre eux qu’un esprit religieux anime vous accuseront de manque de substance. Ceux que la vérité séduit seront déçus que ne se dégage de vos dires aucune éthique, aucune philosophie, sinon toujours paradoxales. Vous n’aurez pour vous, et à bon endroit, que quelques quêteurs d’inconnu et quelques aventuriers du verbe. Petit public[1]
Cette histoire conjugale est remarquablement placée sous le signe de la littérature puisque c’est Michaux qui les a présentés l’un à l’autre et P. Bettencourt ne dédaigne pas de le mettre en scène, et de se donner le beau rôle, en recopiant en exergue cet extrait d’une lettre de Monique Apple à Michaux : « Cher ami et bienfaiteur, vous m’avez décidemment introduite auprès d’un homme délicieux qui m’a ravie corps et âme en me ravissant aux miens […] envoutante liaison [1]».
[1] BTC 5(25), lettre de M. Apple, à H. Michaux, s.d., l.a.s.
Or, la Présence de Dieu sur terre est contradictoirement suggérée par un libéralisme qui n'exclut pas son absence. (Elle est beaucoup plus de l'ordre du bain que de l'ordre du maître nageur.) Aussi bien, la contrainte est pour moi le signe du mal, que ce soit l'inquisition, la prostitution, l'esclavage, voire la famille, dans la mesure où les conjoints ne trouvent plus leur épanouissement.
Comme si Dieu en lui n'était pas d'abord la liberté même.[1]
[1] P. Bettencourt, « Préface », Hauts-Reliefs, 1961, op. cit.
On assiste à travers les Désordres au duel que Bettencourt a mené toute sa vie avec la religion. Dans l’enfance, c’est une église et son clergé qui détourne les parents de leurs enfants, fait obstacle. En liant à Dieu, elle délie aussi la fratrie avec le décès du frère.
C’est aussi une éducation, terriblement contrainte même lorsqu’elle est aimante, comme celle donnée par la mère. C’est le père qu’il faut accepter de décevoir. C’est une oppression dont il faut se libérer :
Ne t’élève pas seul, de notre famille, contre celui que tes Pères ont adoré, aimé, servi » : Lettre testamentaire de mon père, 2 mars 1943, commente-t-il, me demandant de rentrer dans la « bonne » voie, que j’ai toujours fuie comme la peste, au sein d’une vie très rangée. Gardant mon indépendance mentale comme le seul paradis où je puisse vivre sans attente d’aucun autre « compromis » ni l’espoir de rallonges posthumes « où les familles se reformeraient » Grand Dieu ! quel enfer ![1]
[1] BTC 3(133), P. Bettencourt, ms. autogr.
L’auteur a consacré une part importante
de sa vie et de ses carnets à un autre au-delà, celui de ses voyages.
Il serait
très difficile de suivre son jeu de piste dans les Désordres sans le volume
compilant ses itinéraires.
Les cailloux blancs qu’il sème :
lettres d’introduction, laissez-passer, billets de bateau, photographies et le manuscrit, richement illustré de dessins, de Voyage chez les Big Nambas, contre-collé in extenso dans un des volumes, etc.
Conception et textes : Sophie Lesiewicz
Numérisation des documents : BLJD